Entretien de Bruno Meyssat réalisé par Fanny Mentré le 15 mars 2018, pour le programme de salle du TNS

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En 2012, tu étais venu présenter Observer au TNS − spectacle ayant pour sujet les événements d’Hiroshima et de Nagasaki. Le titre 20 mSv correspond au seuil annuel d’exposition aux radiations pour les travailleurs des centrales. Souhaites-tu poursuivre ton travail sur la question du nucléaire en abordant cette fois l’aspect civil ?

Depuis des années, tous mes spectacles abordent l’histoire contemporaine. Ma curiosité me pousse à entrer dans les coulisses du monde tel qu’on l’a construit. Les événements qui m’intriguent le plus sont ceux qui me semblent être à la fois le produit de notre collectivité et qui révèlent aussi une part cachée de nous-mêmes − comme une coulisse inconsciente de la société.
J’ai travaillé sur la pollution du Golfe du Mexique [Le Monde extérieur, créé en 2012, avait pour origine l’explosion de la plate-forme pétrolière Deepwater Horizon en avril 2010, entraînant le déversement de 650 000 tonnes de pétrole dans le Golfe du Mexique], sur la finance et la crise des subprimes [15 %, créé en 2012], sur la crise grecque [Kairos, créé en 2016], mais aussi sur la présence de quelques hommes sur la Lune [Apollo, créé en 2014], fait qui demeure un événement fabuleux autant qu’oublié.
En 2015, je suis retourné au Japon à l’invitation de Bérénice Hamidi-Kim [Sociologue chercheuse au sein de l’École des hautes études en sciences sociales à l’Université Lyon 2 Louis Lumière] qui avait initié un projet de recherche-création (avec l’Université Lyon 2, l’ENSATT, l’ENS Lyon et l’université de Tokyo) dont le thème était : « Quelles vies quotidiennes après Fukushima ? » Comme tout le monde, j’ai été surpris par ce qui est arrivé en 2011 − le tsunami et les explosions des réacteurs de la centrale nucléaire. Mais je ne m’étais pas davantage investi sur le sujet.
Une fois à Tokyo, j’ai voulu me rendre sur place. Ce que j’ai vu là-bas m’a profondément impressionné. En rencontrant des gens, en arpentant des lieux, j’apprenais beaucoup, j’allais de surprise en surprise. De retour en France, j’ai continué à me renseigner.

Au fur et à mesure, mon intérêt a naturellement glissé vers le nucléaire français, d’une part parce que dans ce secteur industriel les deux pays sont très imbriqués et d’autre part parce que cette activité a pris en France une ampleur inédite depuis les années 70.
J’ai consulté une abondante littérature sur ces sujets, je suis allé visiter quelques sites d’EDF, j’ai rencontré des gens qui m’ont parlé du travail dans les centrales, telle Annie Thébaud-Mony [sociologue de la santé] qui mène depuis 1984 une recherche exemplaire sur les quelques 30 000 vacataires du nucléaire…
À un moment, j’ai senti que j’allais vers un spectacle. C’était devenu comme obsédant, incontournable. Pendant des mois j’ai tenté, en concentrant les informations relatives à ce sujet, de discerner ce qui troublait le plus l’entendement, le déplaçait vers des espaces plus reculés, plus fondamentaux. Me poser la question : « de quoi le nucléaire est-il la figure, l’incarnation ? »
Une question revenait souvent : « Comment une industrie aussi coûteuse, d’une telle puissance, implantée sur l’ensemble du territoire français, peut-elle être si discrète, au point de paraître anodine ? ». Car en fait, quand survient un accident sérieux, les dommages sont colossaux. Un pays perd des territoires entiers, des populations plus ou moins proches perdent leur métier, leur famille se sépare comme au Japon (là-bas les hommes restent sur place, les femmes partent avec les enfants), le mode de vie est bouleversé et ce pour des centaines d’années. Enfin, les effets sanitaires et certains des rayonnements ionisants, se déclarent très tardivement et empoisonnent l’existence des habitants et de toute leur descendance. C’est un sujet d’autant plus majeur qu’il s’applique avec succès, à se cacher.
Je me suis dit qu’un tel domaine devait représenter quelque chose de nous, des aspects de notre être, de notre « ombre ». Il s’agit bien là d’une dimension ambivalente de nous-mêmes qui se manifeste par lui. Il y a d’évidence un sujet et des faits à partager.
Alors j’ai entraîné d’autres personnes dans ma curiosité − responsables de théâtres, acteurs et techniciens.

Peux-tu parler de la distribution et du processus de travail ?

J’ai voulu que la distribution soit mixte : trois femmes et trois hommes. Le monde du nucléaire est majoritairement masculin ; mais comme nous travaillons sur la dimension sociétale, la mixité s’impose. Ce sont des actrices et acteurs que je connais bien car ce sujet demande que nous ayons un socle de travail commun.

En ce qui concerne les femmes : il y a Julie Moreau, que j’ai rencontrée à l’école du TNB et qui a joué dans Kairos, Le Monde extérieur et Juste le temps [spectacle composé de dramaticules de Beckett, créé en 2017] ; Malayen Otondo, qui est danseuse à l’origine − elle travaille notamment avec Maguy Marin et Rachid Ouramdane − et a joué dans Kairos ; et enfin Élisabeth Doll, qui a pris part à l’aventure de Didier-Georges Gabily, travaillé avec Arnaud Meunier, Serge Tranvouez… et qui m’accompagne depuis 1997.
En ce qui concerne les hommes : m’ont rejoint Philippe Cousin, que je retrouve car c’est l’acteur avec qui j’ai commencé en 1981 et avec qui j’ai partagé une vingtaine de créations, il est aussi présent dans les courtes pièces de Beckett que nous venons de terminer ; Yassine Harrada, qui était aussi élève au TNB dans la même promotion que Julie Moreau et qui a aussi joué dans Kairos ; et Jean-Christophe Vermot- Gauchy qui a, entre autres, traversé avec nous une dizaine de spectacles depuis les années 2000.
Tous pratiquent le plateau avec ou sans texte, avec ou sans narration. J’ai imaginé cette équipe d’individualités très différentes afin d’avoir un spectre sensible le plus large possible. Enfin, ce sont des personnes solides qui arrivent en répétitions dépositaires d’un important travail dramaturgique préparatoire. Je leur remets au début du travail une documentation de quatre cents pages environ et je leur demande de lire certains livres. Ils entament aussi des recherches chacun de leur côté. S’ouvre alors un temps de prospection à la fois collectif et personnel.
Nous voulons sortir de la pensée dominante au sujet du nucléaire et que cette « pierre » tombe le plus profondément possible dans le puits personnel de chacun. Il y a, pour commencer, toute la compréhension « technique » du processus industriel à découvrir. Les échanges avec des témoins, des travailleurs du nucléaire, des scientifiques, permettent de formuler des questions inattendues, de déplacer le sujet vers sa dimension humaine. Le sujet doit s’incarner, vivre comme une personne.
J’ai aussi pu emmener une partie des acteurs sur place au Japon vers d’autres témoignages. Toujours il s’agit de se confronter au réel.
On pourrait dire que c’est un « théâtre anthropologique » : on étudie longtemps un sujet, on s’en imprègne à la fois de manière collective et intime et on voit quelles sont les actions qui émergent lors du travail, quel comportement, quel « agir » ça crée. Ensuite, on fait un montage de ce matériau pour acheminer ces actions vers les spectateurs − et ici vers les citoyens − afin qu’ils y reconnaissent parfois, par associations, leurs propres images. Nous proposons une fresque, élaborée avec nos
« Comment une industrie aussi coûteuse, d’une telle puissance, implantée sur l’ensemble du territoire français, peut-elle être si discrète, au point de paraître anodine ? » songes, nos réflexions sur ce sujet, en espérant qu’elle engendre à son tour d’autres projections.
Dans notre travail, on s’efforce d’ aborder quelques archétypes, des images archaïques, puissantes et agissantes parce qu’elles nous définissent en tant qu’êtres modernes et primitifs. Le nucléaire est porteur de ces réalités, par sa nature, ses impacts, il nous « traduit ». Il éveille des réflexions profondes sur ce que nous sommes, sur notre voisinage avec la mort, sur la façon dont nous envisageons le temps et l’espace, nos actions.
De plus, c’est une affaire possiblement catastrophique. Elle peut créer des situations exceptionnelles de « non retour ». La fréquentation de tels sujets génère donc des cas de conscience.

Comptes-tu consacrer une partie du spectacle à la catastrophe de Fukushima ou axer le travail principalement sur la situation en France ?

Je pourrais dire que le sujet est : le nucléaire français, éclairé par l’événement récent et actuel de Fukushima. Actuel par ce que la catastrophe est loin d’être terminée puisque les cœurs des réacteurs ont fondu en un magma hautement radioactif et pour le moment irrécupérable. Aucune technologie n’existe à ce jour pour dégager ce corium de la centrale. Même les robots sont incapables d’agir dans ce milieu. En 2015, quand je suis allé devant la porte de la centrale, il y avait des flots d’autobus de travailleurs qui en sortaient − ils sont aussi nombreux maintenant à se succéder sur le site qu’au moment où la centrale fonctionnait et créait un bien tangible. Fukushima est bien l’endroit le sujet m’a happé. Mais 20 mSv est moins un spectacle sur la catastrophe que sur les zones grises que sont l’avant ou l’après d’un tel événement, la relation qu’on tisse avec le nucléaire, que ce soit en tant que voisin des installations, travailleur ou simple citoyen.
Qu’est ce qui va sortir de nous, de notre travail ? Quelles images ? Nous ne pouvons jamais le savoir en amont. C’est comme en peinture : on est habité d’une chose qui n’apparaîtra que par le geste. Et c’est en la voyant s’inscrire au plateau qu’on envisage comment la mettre en évidence. Le travail est une succession de « couches ».
Au début il y a des improvisations. Je dois faire en sorte que ce qui n’était pas prévu et que je juge pourtant important apparaisse − cette contre-allée espérée, cette zone encore non-manifestée, il faut lui dégager une aire pour qu’elle se dépose dans l’espace, créer des porosités entre nos activités et son envie de nous rejoindre.
Ce sont ces images « remontées » qu’on saisit, celles qu’on n’attendait pas. Souvent elles sont bien plus fortes, plus opportunes dans leur restitution d’un sujet, que celles qu’on aurait pu espérer à l’avance. C’est cette collection d’événements − qui se compose de textes, de visuels, de sons − qui s’assemble en représentation.
Après, il est mis à disposition de l’imaginaire des gens…
Le théâtre est un des derniers lieux publics où l’on désire et accepte d’être concentré dans la durée. Il y a un pacte tacite : les gens vont porter leur attention ensemble, collectivement, sur une seule et même réalité qui se déroule dans une temporalité invariante contrairement à celle d’une exposition. C’est une collectivité de concentration. C’est tellement rare aujourd’hui ! Proposer un spectacle, c’est encore amener une collectivité à se tenir en face d’un sujet.
Comment se pencher sur la « chose nucléaire » ? Il est évident qu’un accident est un déclencheur crucial. Personnellement, si je n’étais pas allé à Fukushima, je n’aurais pas eu autant d’étonnements mais surtout, et c’est décisif pour moi, de sensations
vives de la réalité de cet événement. Être dans un endroit irradié, voir les sacs de terre contaminée entassés sur des kilomètres, charriés par des ouvriers en combinaison… On se pose ensuite la question de la visibilité même de l’événement parce qu’autour, rien n’est différent dans le paysage. On aurait plutôt envie d’aller marcher dans les hautes herbes ou dans la forêt. Mais c’est interdit. Il y a des zones immenses totalement contaminées et qui sont en constante évolution en fonction de la pluie, des vents…
Quand on a un radiamètre avec soi, on constate que l’appareil restitue un chiffre différent toutes les vingt secondes, même parfois en restant immobile. Et puis il y a toutes ces cuves d’eau contaminée : chaque jour, 300 tonnes d’eau sont utilisées pour le refroidissement du cœur nucléaire puis sont versées dans ces cuves − près d’un million de mètres cubes seront bientôt stockés qu’on rejettera in fine dans l’océan…
Le problème avec ces données pharamineuses, c’est qu’elles conduisent à l’irreprésentable. Le nucléaire prospère et est toléré car il nécessite un effort considérable de représentation : pour voir, il faut savoir.

La question de la sureté du nucléaire en France est d’actualité, avec la condamnation de militants de Greenpeace qui ont réussi à plusieurs reprises à s’introduire dans des centrales. Et pourtant, il semble qu’il y a un déni à la fois politique et citoyen à ce sujet. Selon toi, qu’est-ce que ça révèle de notre inconscience ?

Le déni par rapport au danger potentiel qu’exerce le nucléaire m’évoque le déni de la mort. « Plutôt un divertissement que ça ! qu’y penser et accueillir ces pensées ».
Il faut une crise − un accident de niveau 7 − le plus élevé sur l’échelle internationale des événements nucléaires − tels Tchernobyl ou Fukushima − pour que toute l’opinion, à un moment, se tourne effrayée, réveillée, vers ce sujet, avant de se rendormir très rapidement et alors même que rien n’est résolu sur ces sites.
Au Japon, même les gens qui sont à proximité du site, même ceux qui y travaillent, disent : « on ne peut pas penser à cela tout le temps ». Nous sommes donc repartis pour un nouveau cycle.
En France, nous sommes tous voisins d’une centrale. Il y a cinquante-huit réacteurs en activité, c’est une exposition inégalée dans le monde. En cas de problème au Bugey par exemple, il est clair qu’on ne saurait pas évacuer la population de grandes villes comme Lyon, Genève ou Chambéry en quelques heures…
Je suis allé écouter Naoto Kan [qui était premier ministre du Japon au moment des événements à Fukushima]. C’est aujourd’hui un « repenti » si l’on peut dire, il milite pour la sortie totale du programme nucléaire. Il ressent, en France, la même assurance,la même arrogance ou indifférence dans les discours qui l’habitait lui-même lorsqu’il était aux plus hautes responsabilités au Japon. Il était alors favorable à une montée en puissance du nucléaire dans son pays. Il est tombé de haut.
Est-ce qu’un moyen de produire de l’énergie justifie la probabilité de mettre une nation à terre ? A-t-on le droit de prendre le risque de voir une source d’énergie seule démanteler le cours de l’histoire ?
Ce qui s’est passé à Fukushima n’est pas résolu aujourd’hui, n’est pas passé. Cela pose évidemment la question de notre relation à « l’après ». Le travail colossal de déblayage, de nétoyage, qui durera des années encore et coûtera une fortune, ne semble pas peser dans l’équilibre des opinions non plus. Or cette activité n’est pas un travail industriel, elle ne crée aucune richesse. Elle est totalement vaine. Elle s’efforce seulement de réparer.
Tu parles de Greenpeace. C’est la première fois que des « lanceurs d’alerte » comme on dit prennent des peines de prison ferme. Pour EDF, ce qui s’est passé entraîne effectivement une perte d’image considérable : qui peut encore croire que les centrales sont parfaitement sécurisées après cela ? Mais au bout du compte, ça ne changera rien dans l’opinion.
C’est malheureusement en cela que notre rapport au nucléaire est passionnant, dans ce qu’il révèle de notre relation ambiguë au danger, à la collectivité, au risque. La partie la plus spectaculaire du sujet c’est évidemment l’accident. Quand il se déclare, ça concerne un pan entier du territoire dans ce qu’il a de plus vital. C’est un sujet qui nous met à l’épreuve dans nos convictions, nos croyances, notre conscience collective.

Peux-tu parler de la gestion de « l’après », du fait que l’État japonais incite fortement les gens à revenir vivre à proximité de la centrale de Fukushima ?

De plus en plus de zones sont déclarées
« décontaminées » autour de la centrale. C’est-à-dire qu’on considère que les gens peuvent à nouveau y habiter. Et comme le Japon veut cesser de verser les aides au relogement pour les évacués, beaucoup de personnes ne peuvent pas faire autrement que de rentrer chez eux. Cela place les gens face à un cas de conscience terrible : faut-il revenir avec les enfants en dépit des dangers potentiels sur le long- terme ? Les personnes agissent alors en fonction de leurs moyens et de leur âge. Les vieux ont tendance à se dire qu’il faut revenir − surtout que leur maison est leur seule inscription dans le monde. Ce sont aussi eux qui se suicident le plus face au désastre intérieur de l’isolement. Des familles sont séparées. Le corps social est déchiré.
Pour ceux qui n’ont pas le choix, le quotidien est un ensemble de questions.
Est-ce qu’il faut laisser sortir les enfants ? Est-ce qu’ils peuvent cueillir une fleur ? Est-ce qu’on peut étendre le linge dehors ? Faut-il en parler avec les voisins ? Que faut-il manger ? Il y a des jours où l’air est plus ou moins contaminé. Les enfants prennent du poids car ils ne jouent plus dehors. Il y a des zones interdites mais qui sont tolérées pour y travailler en journée… Que signifie grandir dans ces endroits ?
C’est vraiment une zone trouble de notre monde : on oblige les populations à entrer dans une société post-accidentelle qui inclue la catastrophe comme cadre de vie. On a glissé de l’impératif du « risque zéro » à l’acceptation d’une société qui devra « vivre avec le risque nucléaire ». C’est un glissement crucial et passé inaperçu. Il est peu commenté de par le monde parce qu’il est central.
Au quotidien, ce n’est plus l’État qui prend en charge la santé des gens : c’est à eux de décider ce qu’ils peuvent faire ou non en fonction des mesures − un peu comme les diabétiques qui devraient être en auto-surveillance. C’est aberrant quand on y pense : on demande aux gens de se responsabiliser et « d’optimiser » leur vie dans un cadre dégradé − mais sans réduire ou annuler les agents qui détériorent la qualité de vie de leurs territoires et la vie saine. C’est inquiétant de constater qu’au final, c’est plutôt bien accepté par la population japonaise globale. En tout cas, « C’est vraiment une zone trouble de notre monde : on oblige les populations à entrer dans une société post- accidentelle qui inclue la catastrophe comme cadre de vie. »

il existe une chape de plomb qui recouvre ce sujet. Le fait d’obliger des gens à réintégrer des zones dites « décontaminées », à retourner vivre auprès de la centrale dont le démantèlement prendra au moins trente ans ne rencontre pas l’opposition qu’on pourrait imaginer.
Pendant des années, les enfants vont être suivis médicalement, notamment par rapport aux problèmes thyroïdiens. Mais on apprend que ce n’est pas là que se nichent les problèmes sanitaires futurs mais bien au cœur des cellules, dans le patrimoine génétique fragile et essentiel.
De plus, il faudrait faire un suivi psychologique pour mesurer l’impact que représente le fait d’être soumis à de telles incertitudes, sur des durées indéfinies.
On impose cette angoisse à des gens qui n’ont pas d’autre possibilité que de vivre là.
En France, la densité de population est telle qu’on ne pourrait pas abandonner un territoire. Il nous faut observer et analyser ce qui se passe au Japon car cela dessine rien moins que notre possible avenir.

Pour les travailleurs des centrales en France, sais- tu si cette exposition dite « inoffensive » de 20 mSv (millisieverts) engendre le même sentiment d’incertitude dont tu parles ?

Françoise Zonabend [ethnologue et anthropologue, ancienne directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales − EHESS] en parle de façon remarquable dans La Presqu’île au nucléaire [Éditions Odile Jacob]. Elle a étudié ce qui se passe à La Hague, dans et autour de l’usine de retraitement des déchets radioactifs. Lorsqu’on se rend sur place on observe un site paradoxal : un paysage splendide, des rivages puissants, avec les vents, les couleurs et à seulement deux ou trois kilomètres, tout le plateau est occupé par l’immense usine.
Francoise Zonabend parle de l’inscription d’une telle industrie dans le paysage et dans les mentalités. Elle a examiné les relations troubles que les travailleurs du nucléaire ont avec leur outil, que les voisins ont avec ce paysage transformé, que les élus ont avec cet argent obtenu par cette activité… Elle a su mettre en évidence l’évolution des mentalités du fait de cette industrie envahissante.
En ce qui concerne les travailleurs, un état qu’ils décrivent m’a particulièrement intéressé : l’ennui. Le travail organisé autour de matériaux très dangereux implique de développer une technologie très sophistiquée. Le travail est « séparé » de l’agent par des protections − avec des vitres de près d’un mètre − et tous les gestes sont médiatisés.
Cette médiatisation de l’action est une évolution éminemment moderne du travail. Elle peut engendrer une sensation de perte de responsabilité directe et d’ennui.
L’impact en tant que travailleur est tellement différé, éloigné, que s’installe une sensation d’absence d’événements et d’intensité. Elle relate des propos terribles : l’idée que si un accident arrivait, cela changerait du quotidien… On peut y voir un désir de se confronter de manière héroïque à quelque chose de très dangereux − or, dans les centrales, il n’y a plus d’espace où cette aspiration, qui nous constitue aussi, puisse s’exercer, cette attente du relief qu’offre « l’événement ». Cette très haute sécurité est évidemment un bien pour les travailleurs, mais elle leur pèse. Ça me semble révélateur de notre société.
Le nucléaire est le parangon de notre siècle. C’est un secteur d’activité où tous les potentiels de notre époque sont libérés. Ce Lieu « devant tout » est emblématique de nos capacités et de nos impuissances.. Le mal du siècle, le mal de la relation au travail et à ses finalités sont transcrits dans l’industrie nucléaire.
Annie Thébaud-Mony, qui a beaucoup travaillé sur les maladies professionnelles a écrit L’industrie nucléaire : Sous-traitance et servitude [édité par l’Inserm, 2000]. C’est un livre fondamental, une longue enquête de terrain pour recueillir des témoignages de travailleurs du nucléaire. Chaque année, il y a entre 20 000 et 30 000 travailleurs dits « extérieurs » qui effectuent des travaux de maintenance et sont exposés aux rayonnements. La plupart gagnent entre le SMIC et 1 400 euros net par mois. Comme ils sont vacataires, il est très compliqué d’opérer un suivi dans la durée pour mesurer l’impact de ces expositions sur leur santé. Tout ce qu’on sait, c’est qu’ils ne doivent pas dépasser la dose annuelle de 20 mSv. Mais on sait très bien que chaque corps a des capacités d’assimilation et de récupération singulières. Ce principe de sous-traitance pose d’évidentes questions de santé − comme de sécurité.
Dans son livre Atomic Park [Actes Sud, 2006], le journaliste Jean-Pierre Desbordes rapporte la parole d’un travailleur du nucléaire au sujet des cadences de plus en plus soutenues car les sous-traitants sont évidemment soumis à la concurrence et doivent proposer à EDF les tarifs les plus bas. Ce travailleur témoigne qu’ il a dû insister pour faire un rapport sur une anomalie alors que ses supérieurs voulaient le pousser à signer un RAS [rien à signaler]. Ce fait interroge. Mais ce n’est pas

« C’est vraiment une zone trouble de notre monde : on oblige les populations à entrer dans une société post-accidentelle qui inclue la catastrophe comme cadre de
vie. » étonnant car tous les arrêts ou retards imprévus sur les chantiers de maintenance sont facturés par EDF au sous-traitant.

Comment conçois-tu l’espace avec Pierre-Yves Boutrand ? Et comment se déroulent les répétitions ?

Nous partons d’un espace vide, comme une page blanche. Toutes les formes seront inventées par les acteurs avec le concours des objets. Il y a une centaine d’objets : ceux que je propose et ceux dont les acteurs me parlent − je les sollicite et j’essaie de me procurer les objets auxquels ils pensent. Puis nous travaillons autour d’une phrase : les acteurs l’entendent et chacun réfléchit aux actions que ces mots évoquent pour lui. Ils font des propositions, en solo ou à plusieurs, qui peuvent durer entre deux et vingt minutes.
Auparavant, la lumière a été installée et je sais
exactement ce qui est disponible ce jour-là − les couleurs, les angles. Je dispose également de sons. J’essaie donc d’accompagner leurs propositions avec lumières et sons en direct. On improvise ensemble. Eux guidés par leur vision intérieure du sujet et moi par la mienne sans que nous en parlions ensemble au préalable.

Sur un projet complexe comme celui-ci, on répète douze semaines. Les cinq premières semaines, on aborde entre soixante et soixante-dix sujets − trois cents actions voient le jour. Au final, il n’en restera qu’une quarantaine − on attribue un numéro à chacune d’elle. Je propose alors une suite possible de ces actions, comme un plan de montage. C’est comme disposer des portées musicales, des séquences. On écrit une partition.
Une aire de jeu se délimite progressivement dans laquelle on prend plaisir à vivre des associations d’idées, à tisser des correspondances. Mais par l’action et non par la parole. Tout s’écrit dans l’agir à plusieurs.
Ce qui est important, pour que s’exerce cette liberté, c’est de donner des limites, un cadre. Ça peut sembler paradoxal, mais c’est plus facile d’entendre « dessine sur cette feuille » que
« dessine ». Il faut trouver le juste format de la feuille. Ceci est crucial quant à l’intensité spécifique qu’on veut développer et c’est à moi de la définir en amont.
Il faut cadrer parce que le nucléaire, c’est une immense nappe phréatique : on ne voit rien au-dessus mais ça irrigue dans tous les sens, et ce de longue date en France : ça commence dans les années 60 et nous sommes actuellement ,à ce sujet,dans un moment de crise, d’évolution, de très grand doute.
Au final, l’idée est d’organiser le documentaire le plus fidèle, le plus profond possible, de ce que ce qui aura été vécu en répétitions. Et ce documentaire, cette succession d’événements, deviennent comme une fiction que l’on partage avec les spectateurs.
Dans ce travail, les acteurs ont une place centrale. Avec d’autres acteurs, le spectacle serait tout autre. La distribution est donc capitale. C’est comme une expédition en haute montagne : on part avec des gens sûrs, dont on sait qu’ils ont capacités singulières , des étonnements différents, des doutes spécifiques.
Ce qui m’intéresse, c’est ce qui nous relie de façon insoupçonnée et complexe au sujet.
Ce « j’ai vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu le loup ; alors j’ai vu le loup ». Ces capillarités nous appellent et sont l’endroit où l’on développe des projections. Ce qui nous captive c’est le domaine de l’inconscient collectif. Que projetons-nous quand on ouvre la boite du nucléaire et qu’on entre en contact avec lui ? Quelles sont les images latentes en nous qui, à cette occasion précise, se manifestent ?

Dirais-tu que ton théâtre est « documentaire » ?

Non. Plutôt qu’un théâtre documentaire, je dirais qu’il s’agit d’un théâtre « documenté ». D’ailleurs, il n’y aura ni vidéo ni images projetées. Quand on aborde la question du nucléaire, la première idée qui peut venir est celle d’une forme de « dénonciation ». Or, nous n’adopterons pas, dans le spectacle, une attitude partisane. Les différents documentaires cinématographiques ou télévisuels qui existent font cela très bien. Le théâtre peut autre chose.
Ce qui nous concerne, c’est en quoi ça parle de nous, de notre société. Ce n’est pas tant la colère, l’injustice, la rage, qui nous anime − cette partie de ma relation au sujet, je la garde pour moi. Ce serait trop facile et peu fructueux.
Mon souhait est que le sujet soit remis en tension, que les gens s’interrogent et se documentent pour se faire une idée par eux- mêmes. Je ne sais pas si le théâtre peut déclencher des prises de conscience. Je crois qu’il faut être très modeste par rapport à cela. Le théâtre est un espace de concentration sur un sujet ; il crée des souvenirs et occasionne des curiosités. On ne sait jamais ensuite où ça va. Où vont les percepts qu’on fabrique sur un plateau ? C’est comme les particules : un essaimage providentiel…
Je suis engagé dans une écriture de plateau qui, comme elle peut, avec les outils que nous avons, explore les dessous du monde qui nous cerne. Je trouve que certains sujets ne sont pas assez abordés. Mais c’est vrai qu’ils requièrent un investissement considérable. Chaque fois, ce sont des déplacements et des questions formelles qui s’imposent. Pour commencer, il faut bien deux ans de travail préparatoire pour rencontrer des gens compétents, parce qu’ils sont très occupés et que rencontrer des gens de théâtre n’est pas leur priorité. Alors ça demande de l’humilité. Et je parle là de gens qui sont engagés et ouverts.

Est-ce que ce n’est pas aussi l’idée que ça puisse « faire spectacle » qui les dérange ?

Ce que tu dis est particulièrement juste par rapport au Japon. Une chercheuse qui a travaillé sur la question des réfugiés de Fukushima m’avait alerté : ils en ont assez de voir des occidentaux. Et ils sont méfiants en ce qui concerne les retranscriptions et les interprétations de leurs propos. J’ai dû expliquer de nombreuses fois qu’il ne s’agirait pas d’utiliser des conversations pour en faire des dialogues de théâtre.

J’imagine que tu souhaites aussi interroger le champ poétique ? Je pense à cette parole de Sergueï Gourhine le cadreur que tu cites dans ton document préparatoire : l’histoire du verger inodore.
Oui, il faisait partie d’une équipe faisant un reportage à Tchernobyl. Les pommiers étaient en fleur, les lilas étaient en fleur, mais plus personne ne sentait rien. Il explique que l’organisme réagit aux fortes radiations en bloquant certains organes. Il dit : « J’ai eu alors le sentiment que tout ce qui m’entourait était faux. ».

Cela nous entraîne presque dans un univers fantastique. D’ailleurs certaines images de Fukushima pourraient s’apparenter à des esthétiques dites « futuristes »…

Oui, absolument. Il y a une photo où l’on voit un homme avec combinaison et masque se pencher avec un dosimètre vers un tout petit enfant japonais qui écarte les bras. C’est une image comme on pourrait en voir dans les films de Rydley Scott. On parle de fantastique mais nous sommes déjà là-dedans : des pelleteuses qui raclent des cours d’écoles avec des hommes en combinaisons, des gens juchés sur des toits de maisons qu’ils les passent au jet, des villages entiers déserts, des routes sur lesquelles il est interdit de s’arrêter.… Ce sont des situations qui semblent imaginaires.. Mais là, c’est bien réel.

Il y aura une exposition de tes photos. Peux-tu parler de ta relation à l’image ?

Les photos sont en quelque sorte mon « carnet de bord ». Ça m’a aussi aidé à être inconscient du danger, parce que quand je suis allé à Tomioka, en octobre 2015, c’était encore une zone contaminée et à éviter. J’avais un simple masque, pas de gants, pas de tenue particulière, alors qu’on avait croisé juste avant des travailleurs avec combinaison et dosimètre. Rien n’avait encore été déblayé, on entrait dans les maisons éventrées, les voitures gisaient dans les champs telles le tsunami les avaient laissées.
J’étais vraiment saisi, happé par ce réel.
En regardant les photos, je perpétue cette visite. Elles certifient l’authenticité de ce souvenir et irriguent encore les sensations présentes. C’est important car ça me restitue une relation très physique avec le sujet. Je lis beaucoup, mais je ne me ressens pas comme un intellectuel. Les concepts m’ennuient, les philosophes d’aujourd’hui aussi. J’ai besoin de voir de près, de faire des photos. Il me faut marcher dans les lieux, observer les poussières témoins du temps sur les choses, y perdre mon temps, être complètement en dehors de l’idée de rendement. Je suis venu à ce sujet de manière« sensible ». Je n’arrêtais pas d’y penser, je me disais : c’est incroyable, tout ce qu’on ne voit pas, et qui est le principal. Là, on approche un endroit où le sujet, le plus important, est vraiment ce qu’on ne voit pas. Il n’empêche pas non plus de croire.

Bruno Meyssat
Entretien réalisé par Fanny Mentré le 15 mars 2018, au TNS