1995 / Puck

La marionnette et les autres arts
directrice de publication Margareta Niculescu, 1995

LE TEXTE COMME OUTIL

Depuis que j’ai commencé à « faire du théâtre » (ou à en être le spectateur), j’ai souhaité avoir comme un contact documentaire avec ce qui se passait sur la scène. J’ai recherché cette sensation particulière entre toutes où le présent étreint le cœur et l’esprit et retrouve la sensation entière de l’événement. Cette utopie, que je partage avec de nombreux spectateurs, m’a amené à apprécier les propositions théâtrales qui, différant la reconnaissance de ce qui se passait devant nous, permettaient de nous engager en des lieux profonds en nous-mêmes. Les spectacles convenus, par leur art, délicat parfois, du mensonge et de la fiction, avec personnages, lieux et circonstances précises ne m’ont jamais transporté. Ils me laissaient passifs, las de tous les renseignements que la mise en scène et les personnages me prodiguaient sur leur vie supposée ; à longueur de tirades, usant de toutes les ficelles d’un jeu convaincant.

Le texte théâtral devint pour moi comme un repoussoir, empêchant par sa nature même un relation avec une dimension poétique, ouverte. Par sa profération ordonnée et organisée, il me semblait la réalisation fidèle d’un programme dramaturgique, alors que pour moi l’origine d’un travail théâtral devait être le non-connu, devait être une réalisation précise, un spectacle, la floraison parfaite d’un chaos primitif.

Je ne voulais pas que quelqu’un, le dramaturge, me donnât le rendez-vous d’où partir, fût-il proche de ma sensibilité et même s’il me laissait libre d’aller où je souhaitais. Je pressentais que ce rendez-vous-là me mettrait mal à l’aise et tarirait toute envie, tout éclat à partir duquel je pouvais, moi, imaginer, c’est-à-dire secréter des images.

Le texte pour moi n’a jamais été une invitation à voir, à pressentir du visible à travers l’acte de lecture, qui a plutôt tendance à fermer ma faculté de voir : il ne me met pas en relation avec du non-conscient, du « disponible en moi ». Quand je lis, je suis un bon écolier qui regarde où on lui a dit de regarder. Je suis dans l’effort de reconstitution d’un objet que le langage a dû segmenter pour le transmettre. La poésie seule me solliciterait différemment, mais je ne vois pas le passage possible vers son existence sur le plateau. Sauf, en quelque sorte, à tout oublier de ce qu’est pour moi la lecture.

La musique est d’un autre ordre ; quelques sons organisés suffisent pour me transporter dans le passé ou dans ma part du présent où le passé continue d’écrire, là où, en somme, je suis en mesure de répondre de moi-même, en mon nom et avant mon nom. Avec le son affluent des sensations personnelles, structurées, qui veulent exister. Cet état me permet d’accepter de me laisser faire, de livrer passage à ce que j’ignore.

L’organisation de ce matériel par la raison demeure pourtant indispensable. Là se fait l’écriture de la scène, la scénographie. Dans le montage de ces images intérieures, de cette bande visuelle, son mixage avec de nouveaux sons et un étalonnage recherché de ses couleurs, réside mon travail d’écriture. Là, je rejoins parfois mon utopie d’un présent, où documentaire et fiction s’embrassent, où ça se fait ici et maintenant, parmi toutes choses qui demeurent inconnaissables. Car une image en soi n’est rien, elle n’est là que pour mettre en état de revoir une autre image qui est cachée et pourra le redevenir après cette convocation collective qu’est une répétition ou ce qui se passe sur le chemin de la création se reproduit sur celui de la diffusion de cette image vers le public, au moment fragile et actif entre tous où l’inconnu qui survient dans la salle comme spectateur revoit ses propres images.

Le texte, celui que j’écris lorsque je prépare un projet et qui se rapporte au spectacle à venir, me permet de l’approcher au plus près sans le définir, pour préserver l’activité qui devra être la vocation des répétitions, c’est-à-dire : le faire, le réaliser, le tirer d’où il se trouve, dispersé et enfui.

L’écriture me sert à cerner une sorte de trou noir, à indiquer le passage où se trouve mon attente quand le travail avec les autres commence.

Le texte définit en creux un objet que l’on pourrait nommer le thème ou la tonalité du spectacle. C’est un objet infini, non « contenable », telle l’énergie de la fusion nucléaire dont on connaît l’origine et le mode de fabrication mais qu’on ne peut pas encore contenir sur terre.

Le texte, à cette étape, ne décrit rien, ne fait pas d’inventaire, n’explique pas, ne veut rien. Il ne faut surtout pas vouloir quelque chose pour prétendre être rejoint par des actes infinis et qui nous excèdent. Un texte écrit, si libre, si « ouvert » soit-il, est encore notarial, marqué par l’effort vers un sens. En dépit de tout, il demeure utilitaire.

Néanmoins, écrire, à cette étape de mon travail, c’est me rendre quelque part où parfois scintille l’avenir proche, où s’augure un « parfum visuel ». Des chemins importants ont leurs départs en cette zone, des écueils à éviter y émergent, un choix (non définitif) de vocabulaire se met en place, les phrases seront pour bien plus tard…

C’est aussi le premier moment où je m’adresse aux autres pour tenter de dire ce qui se passe depuis quelques temps déjà. L’inauguration d’un dialogue à ce sujet est fondamentale, car elle invite à secouer plus fort l’arbre de mes souhaits pour voir ce qui va résister à cette violence somme toute nécessaire. Je m’entends (et je me lis) parler à l’autre et les doutes salvateurs s’activent, harcèlent avec justesse.

Claude Lévi-Strauss explique que pour aborder un peuple inconnu, il faut partager avec lui un objet sacré. Dans la relation que je souhaite avec le public (où le non-présent tient tant de place), le mot, le texte ne peuvent être cet objet sacré. Je veux dire par là qu’un vers de Baudelaire dit d’une certaine façon est moins libre qu’une chaise en paille éclairée de telle manière, dans un milieu sonore choisi.

C’est le compagnon de l’homme, l’objet manufacturé (ou naturel) qui longtemps a été pour moi le site où se manifestaient tout d’abord les images que je voulais montrer. Dans sa relation à l’homme (l’acteur) qui improvisait en sa compagnie, il parlait cette langue libre dont l’écoute intime était mon seul travail.

Si je puis dire, « le texte étant tout sauf de l’image », je me sers du texte comme d’un « outil », d’une pince pour saisir, ramener vers moi un flot d’images intérieures, et écarter les obstacles pouvant empêcher leur émergence.

C’est parce que le texte se tient à côté de l’image que je peux m’en servir sans entacher prématurément le sentiment de l’image que je porte. Je sais qu’il n’est qu’une doublure et non l’être même dont j’attends en moi trouble, élan et consolation.

Bruno Meyssat, Puck – la marionnette et les autres arts, directrice de publication Margareta Niculescu, 1995