2020 / Arts : entre libertés et scandales.

Ouvrage coédité par la professeure Julie Paquette sur les arts « entre libertés et scandales »
Julie Paquette, Emmanuelle Sirois et Ève Lamoureux,

Université Saint Paul
Ottawa Canada

Qu’est-ce qu’un scandale en art et que révèle-t-il? Comment se déploie-t-il dans l’espace public et comment agit-il rétrospectivement sur ce qui fait mémoire? Comment s’enracine-t-il aux contextes artistique et sociopolitique, tout en dévoilant certaines de leurs facettes? Comment s’articule-t-il au pôle censure/liberté d’expression? Comment l’analyse rétrospective de celui-ci est-elle elle-même ancrée dans des choix théoriques et des sensibilités éthiques et politiques qui peuvent en redéfinir les contours?

C’est ce à quoi réfléchissent les divers chercheurs et chercheuses dans une quinzaine d’études de cas aussi diverses que l’œuvre de Brancusi Princesse X, le Mémorial lyonnais du génocide des Arméniens, Les fées ont soifs de Denise Boucher, Des femmes de Wajdi Mouawad, Sur le concept du visage de Dieu de Romeo Castellucci, le Carnaval des vagins à dents, etc. Qu’est-ce qui fait scandale? Qui sont les acteurs du scandale? Quelles sont les définitions du scandale? Que peut le scandale?

Préface d’Olivier Neveux.

Les études de cas sont réalisées par : Camille Balenieri, Aurélien Chastan, Philippe Doyle-Gosselin, Sandra D’Urso, Rhéa Eddé, Marion Fournier, Dalie Giroux, Analays Alvarez Hernandez, Caroline Jacquet, Claire Maingon, Dominic Marion, Julie Paquette, Julia Roberge Van Der Donckt, Emmanuelle Sirois et Adeline Thulard.

Photo Bruno Meyssat

                                                                                             

à propos du théâtres du Shaman :

…. L’organisation politique n’est pas seulement le regroupement d’individus qui lui préexistent. Elle dote le monde d’un instrument irréductible à la somme de ses parties, sa fonction ne saurait être seulement d’additionner des forces éparses. 

Je prendrai un exemple théâtral. Le récent spectacle 20mSv de Bruno Meyssat a, de prime abord, pour « objet » le nucléaire. Un scandale mobilise la création ; le titre y fait référence : 20mSv est la limite au-dessous de laquelle l’ordre d’évacuation est levé dans la préfecture de Fukushima dans le cadre de la politique de retour actuel. Au Japon, la réglementation avait fixé les limites annuelles de radiation à 1 milisievert (mSv) pour la population et à 20 mSv pour les travailleurs. […] en dehors de la préfecture de Fukushima, la norme acceptée pour la santé publique demeure toujours 1mSv/an.

Photo Bruno Meyssat

Le spectacle travaille ce que le nucléaire fait à nos vies et, par là, comment il reconfigure — ou non — nos imaginaires, les nourrit, et les travaille insidieusement. Qui viendrait chercher, auprès de ce spectacle, quelque révélation experte ou le décryptage politique de ce fait serait fortement déçu. Cela est secondaire sinon presque indifférent à l’œuvre elle-même — pour autant fortement documentée. On peine à décrire, d’ailleurs, ce qui se passe sur le plateau voire même à en caractériser la nature, ce qu’il permet d’incarner. L’espace n’est pas seulement mental — une hallucination mentale — ; des corps se meuvent. Ce qui se déroule est éminemment concret. Que font-ils ? Ils accomplissent des actes, pour certains mystérieux, pour d’autres évidents. Ces gestes sont pris dans des discours, des citations, des références. Anders serait une entrée possible pour percevoir la fonction de ce qui s’y joue — ce qu’il écrit du pilote d’Hiroshima : « il parvenait à la conclusion que chaque homme, afin d’éviter que cela se reproduise, devait tenter au moins de se représenter l’énormité de l’événement et l’horrible mécanique grâce à laquelle on pouvait déclencher cet horrible événement[1] ». Mais cela dirait trop peu encore de l’énigme qu’est ce plateau. Les images qui s’y déploient ne sont pas réalistes, allégoriques, descriptives, littérales et cependant elles le sont tout de même, déplacées en un endroit abstrait et, en conséquence, essentiellement transformées. Détournant une expression d’Annie Le Brun, le plateau pourrait s’envisager comme un « espace inobjectif[2] » (irréductible au subjectivisme, à l’expression d’un quelconque « moi » mais cependant rétif à l’objectivité, à l’exposition neutre d’une réalité enregistrée). 

Photo Bruno Meyssat

Peut-être un indice réside-t-il dans cette difficulté à décrire la nature ou le statut du plateau : il « organise le scandale ». Le scandale n’apparaît pas. Il s’organise, c’est-à-dire qu’il se dote d’une forme qui ne lui préexistait pas. Ces oeuvres ne concèdent rien à la raison utilitaire convenue : elles ne viennent ni éclaircir, ni révéler, ni produire le scandale mais elles embarrassent le partage constitué et équilibré du monde, la composition sophistiquée de ses représentations. Elles ne font pas accéder à un invisible caché, elles créent l’existence visible d’une dialectique avec l’invisible….

… je ne saurais certainement plus entendre le nom de Fukushima sans que ne viennent se superposer l’examen médical, laborieux et insistant, d’un corps nu d’actrice dans le silence et quelques autres images cauchemardesques de 20MSV de Meyssat. Leur présence est dialectique. Elles fonctionnent par montage — elles affrontent la souveraineté et la solitude arrogante et univoque de celles qui règnent — ou par collage dans l’étreinte nouée avec ce qui existe : composition indécelable qui mobilise des dimensions hétérogènes. Ces médiations opèrent sur la réalité par ce qu’elles permettent de greffer sur ce qui est ce qui n’y est pas, pas encore, pas tout à fait, pas comme cela, pas vraiment. Elles accompagnent, lestent, illustrent, contredisent, amplifient, densifient, etc. La vie se dote d’images et de sons et de pensées et de contours. Ces représentations sont en attente d’être rapportées (mises en rapport) avec ce qui existe. Pour l’heure, par leur existence, elles témoignent qu’un scandale a lieu — et, peut-être que l’art a pour tâche, alors, moins d’organiser sa visibilité que son existence ou, plutôt, celle d’une forme qui l’exprime.

Organiser le scandale — fût-il aussi celui de notre finitude —, c’est en ce cas organiser sa pensée scandalisée, son dégoût, sa rage autrement que par l’assurance de leur existence et de leurs raisons. Et miser, alors, sur les vertus potentielles de l’organisation (du scandale) à désordonner l’ordre naturalisé (que produit le scandale). Une mise que l’histoire souvent dément et que ce constat désolant — scandaleux ? — ne saurait pour autant suffire à désarmer.

Olivier Neveux


[1] G. Anders, Hiroshima est partout, Paris, Editions du Seuil, 2008, p. 438.

[2] A. Le Brun, Les Châteaux de la subversion, Paris, Jean-Jacques Pauvert et Editions Garnier Frères, 1982, p. 49.