2012 / Blog de Mari-Mai Corbel 15%

Alchimie financière aux arcanes mangeuses d’ombre

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@Christopje Raynaud de Lage
(Gaël Baron, Jean-Christophe Vermot-Gauchy)


(Gaël Baron, Charles Chemin, Elisabeth Doll, Frédéric Leidgens, Jean-Jacques Sominian, Jean-Christophe Vermot-Gauchy)


Les pièces de Bruno Meyssat agissent en différé, imperceptiblement parfois. Bruno Meyssat nous fait passer des frontières, des surfaces ; sa compagnie, « Le théâtre du shaman », par son nom, annonce son projet. Cependant, Bruno Meyssat ne se prend pas pour un sorcier ; il cherche seulement à nous rendre sensible à ces liens entre les choses, que le rationalisme nie – ces hasards qui n’en sont pas, ces associations de pensée qui nous viennent et qui font des ponts entre des éléments apparemment éloignés jusqu’à rendre visionnaire – et cela, sans donner d’explication, sans chercher à rationnaliser ni à provoquer de tels phénomènes à partir d’une pseudo connaissance de ces mystères. Bruno Meyssat est poète, il ne discourt pas. Par exemple, la place des objets dans son travail n’est pas celle d’appuyer une image qui aurait été imaginée avant, mais la trace d’une mémoire de la pièce. Les objets sont toujours chez Bruno Meyssat glanés, en amont de la pièce, par les acteurs également. Des objets sur lesquels ils tombent ont soudain une puissance à les obséder ou à les habiter, à les marquer. Eux, singulièrement.

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Ronde de nuit (2001)
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Ronde de nuit (2001)

Une pensée qui ne lâche pas.

La première pièce que j’ai vue de lui, ce fut Ronde de nuit (essais sur les peurs de l’homme). Nous étions très, très, peu dans l’immense salle de la MC93 ; c’était un dimanche après-midi de mai, en 2001. Je ressortis sidérée. Je n’avais jamais vu ça. Un tel théâtre. Des acteurs dans un étrange état qui me portait dans un état lui-même étrange, me permettant de voir apparaître les figures qu’ils faisaient surgir en manipulant des objets comme des choses animés, de ressentir les liens inconscients chargés entre eux et ces objets. Les images m’atteignaient sans que je ne comprenne et sans que j’éprouve la nécessité de comprendre tout de suite. J’étais agie et c’était agréable, j’avais la sensation de me retrouver ; quelqu’un me guidait dans un labyrinthe qui peu à peu m’apparut n’être que le mien, celui de mes peurs. Quelqu’un me faisait entrer plus en moi-même encore. Je me souviens d’une main énorme, d’un accouchement, d’un couteau, d’anoraks de skieurs. Un autre spectateur aura retenu d’autres images, miroirs de celles qui marquent sa psyché. Il reste que l’inconscient collectif est puissant, uniformisant, et que ces images ne sont pas si personnelles que cela. Il n’y avait pas de paroles, pas de textes (ou j’ai oublié). Y avait-il du son ? En tout cas, le plateau était nocturne et les objets semblaient de récupération ou sentait la pauvreté et l’ancien temps, tout en étant organisés dans une scénographie que je percevais comme complexe et non conventionnelle. Cette radicalité esthétique mêlée à cette tonalité de grenier me fit jubiler comme les peintures idiotes Rimbaud, mais aussi parce que je n’étais pas traitée comme un esprit limité ou angoissé qui aurait eu besoin qu’on lui explique tout. J’avais ma place en tant que sujet sensible de pensée. La pensée n’était pas discours. La pensée est toujours plus pensive, imagée, et discontinue quand la logique discursive impose continuité, abstraction, et clarté. Une fois dehors où il faisait encore jour, je constatais ma vision de la réalité modifiée. Les gens sur le quai de métro semblaient des revenants, des morts qui erraient dans un monde sans plus de nuit, qui se relevaient ou allaient se recoucher machinalement ; des fantômes qui passaient sans destination ni origine. Moi, j’avais retrouvé ma nuit, mon origine et mon orient.

L’époque, son inconscience, sa religion nouvelle.

Onze ans plus tard, 15% me rappelle cette première fois mais dans une plastique radicalement autre. Certes, chaque création de Bruno Meyssat porte la marque de sa pensée du théâtre. Mais depuis, ce dernier a beaucoup voyagé (en Afrique, en Egypte,au Japon, entre autres) et chercher, d’abord sans peut-être savoir quoi chercher, puis depuis peu, selon une volonté de déplacer son univers pour parler explicitement de notre époque (avant, il parlait surtout du rapport intime à l’invisible, là ce serait pour rendre perceptible l’inconscient collectif). Depuis 2009, il cherche ainsi à parler du monde et de sa catastrophe. De sa profonde irrationalité. Du dédale de notre cher temps tissé d’énigmes et dément à mesure qu’un rationalisme dogmatique le galvanise, le précipite dans une course de vitesse où finalement, il se dévore lui-même. Rationalisme qui confine au dogme religieux. Qu’est-ce donc en effet que le crédit sur lequel est fondé le système financier ? Faire crédit à quelqu’un, c’est avoir foi en lui, et foi surtout dans le système qui oblige cette personne à rembourser. Système qui a pris avec la révolution informatique et la prolifération de nouveaux produits financiers, l’aspect d’un monde impénétrable, dépourvu de tête, marchant tout seul, de plus en plus indépendamment de l’humanité et de ses petits buts. Pour l’alimenter, il faut mettons 15% de lucidité et 85% de croyance mensongère chez tout adepte du capitalisme financier. C’est par cette vision critique que Bruno Meyssat entre dans l’univers de la finance pour en percevoir les dérèglements, les tics et les tocs, les délires et les actes manqués.

3ème opus d’un triptyque, le temps d’un passage, d’un changement d’atmosphère lumineuse.

Mais avant 15% qui est le troisième opus d’un triptyque, il y a d’abord eu Observer (2009), qui renouait visiblement avec cette atmosphère de Ronde de nuit pour moi. Observer, convoquant l’horreur d’Hiroshima à travers entre autres la pensée de Günther Anders, apparaît rétrospectivement comme avoir été une pièce qui savait déjà avec quel feu diabolique les Japonais jouaient en s’adonnant à l’énergie civile nucléaire et ce qui leur pendait au nez, et qui prit la forme du tsunami du 11 mars 2011 et de ses conséquences désastreuses à Fukushima qui sont loin d’avoir dit leur dernier mot. Puis il y a eu Le monde extérieur sur la pollution pétrolière du Golfe du Mexique. Là soudain, basculement esthétique. Changement d’atmosphère. Bruno Meyssat sort son plateau de sa nuit et du grenier et le place dans un éclairement synthétique, où tout devient net, propre ; où ses objets toujours glanés de la même façon, semblent neufs. Atmosphère lumineuse qui se retrouve dans 15%. Mais si Le monde extérieur m’a semblé trop explicite (et dénonciateur), 15% renoue avec ses plateaux antérieurs et leurs mystères. C’est comme si soudain, le labyrinthe des peurs intimes, inconscientes, de Ronde de nuit trouvait à s’articuler à la terreur que les marchés financiers font régner sur le monde, insidieusement. Terreurs capable de faire fondre la Grèce tout entière – et là, qui ne voit pas le symbole de ce qui est attaqué à sa racine, de notre histoire humaine, est bien aveugle. La Grèce qui est, soi-dit en passant, violemment attaquée depuis l’époque des Colonels (soutenus par les Américains) et dont le déficit monstrueux est l’oeuvre de malversations banquières, de complicités allemandes (de nombreux scandales sont étouffés actuellement à ce sujet mais l’Allemagne sait mieux que tout le monde comment elle a ruiné la Grèce). Donc la Grèce fond et Bruno Meyssat montre cette image, d’une acropole de sucre se dissolvant sous une vaporisation d’eau.

Mort de la nuit.

Donc, dans 15%, il n’y a plus de nuit. Il ne fait pas jour non plus, mais il règne cet éclairage contemporain d’aujourd’hui, mondial ; cette clarté sans ombre, cette luminosité transparente qui pulse dans les boutiques, les aéroports, les bureaux, les hôpitaux, au rythme ondulatoire des nouvelles ampoules et des écrans d’ordinateur ou de télé. Lumière ni chaude ni froide, presque « climatisée », et quelque part animée par l’énergie nucléaire et sa morbidité. Clarté hygiéniste qui pourrait être celle de l’enfer dans Les mouches de Sartre. Une prophylaxie de tout pathos. En fond de scène, des plaques d’acier luisantes, et sur les côtés, des écrans d’ordinateur posés au sol qui sont juste des aplats lumineux. Orange, vert, par exemple. Une sécheresse dans tout ça. Une frigidité morbide. Hystérique. On verra une main comme pénétrer un entre-jambe de femme symboliquement et ressortir sèche.
En amont de la création, les excursions aux States, New York et Cleveland, là où se concentre la finance (Wall Street, World Financial Center, Banques et agences de notation) et d’autre part là où sont patents les effets de la crise des subprime (je rappelle, cette crise vient du fait que tout un pan des investissements financiers étaient appuyés sur les dettes immobilières de millions de gens qui avaient acheté la petite maison de leur rêve, investissements en produits synthétiques dérivés qui finissaient par parier sur le non remboursement). Des populations entières ayant été expulsées pour avoir contracté des crédits pourris, in-remboursables. Puis, des entretiens avec des économistes (Jacques Cossart du comité scientifique d’Attac, André Orléan), une ex trader de la City (Lucile Merlin). Enfin, les acteurs ont écouté le monde et ses informations sous un certain angle, pour percevoir à quel point, c’est la finance qui le régule, rythme, produit. Guerres comme catastrophes sont aujourd’hui toutes plus ou moins directement ses effets. « Cette économie s’occupe de nous. Le primat de notre époque n’est plus ni politique, ni métaphysique, ni amoureux. Ce sont les enfants qui croient encore ces fables » est-il écrit dans le dossier du projet. C’est bien possible que ces vieux enfants qui croient encore à ces fables jouent avec des jouets anciens comme avec de vieilles poupées, ne voyant pas que les enfants d’aujourd’hui ne jouent plus avec des jouets mais avec des écrans électroniques. Insensible mais horrible mutation / défiguration de l’humanité.


@Christopje Raynaud de Lage
(Gaël Baron, Jean-Christophe Vermot-Gauchy)

C’est à l’irréalité désincarnée de la finance et de ses produits dérivés que 15% s’attache. Des textes sont projetés, en blanc, sur les plaques d’acier, qui parfois sous-titrent des paroles enregistrées. Nous décrivant non pas les mécanismes mais comment il n’y a plus de lien entre une valeur concrète quelconque et ces titres synthétiques (des produits de synthèse), entièrement virtuels, des ersatz. Certains conçus pour parier sur la faillite du système. Diaboliquement pervers.

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@Christophe Raynaud de Lage
(Frédéric Leidgens)

Le hoquet des gestes et des objets, le ricochet d’une onde de peur.

Les acteurs en hommes d’affaire, évoquant la froideur hallucinée requise pour tenir sa position dans les milieux d’affaires. Très doux avec cette brutalité qu’ils portent avec leur costume cravate (ou le tailleur talon d’Elisabeth Doll). Accomplissant cependant, la plupart du temps muettement, des opérations via des objets. Des papiers sur lequel l’écriture ne marque pas. Montrant la trace d’un effondrement d’une acropole de sucre. Comme des gestes échappés. Reconfigurant l’espace. Cernant le mystère de la dette astronomique, cosmique, du monde. Traçant des lignes, comme des fils invisibles d’Ariane. Parcourant les arcanes d’un monde déchiré. D’un côté le réalisme à tout crin ; de l’autre et au nom de ce dernier, la production d’un monde virtuel, irréel, sans matérialité. le divin réalisme ! Cris de Gaël Baron allongé ; visage de Frédéric Leidgens comme celui du dernier homme, visage dont les reliefs semblent épouser le ruissellement des pleurs tandis qu’il sourit, accueillant la douleur comme si c’était le temps. On entend : « La prise de risque génère des endomorphines qui anesthésient la douleur ». Vertige. Vertige de penser que la course à la catastrophe est une drogue pour ne pas ressentir la douleur insoutenable qui convulse le temps qui est le nôtre. La vitesse, et son ivresse. La marche mécanique, celle des moteurs, des turbos, des broyeuses en tout genre et d’abord celles à papier de bureau. Des tondeuses à gazons pour faire les pelouses anglo-saxonnes aussi rases que les coupes de cheveux masculines militaires. Une Tronçonneuse. Et un arbre mort, renversé bientôt, auquel Charles Chemin noue une bandelette de tissu noir et une autre de tissu blanc. Pensée pour les morts. Frédéric Leidgens qui revient en homme d’affaire détruit, la tête maculée de mousse blanche, tel un fantôme blessé. Et la tente du SDF, distribuée par les services sociaux. Etc. Petits rites d’exorcisme, fétichistes, et entre eux circulation. Circuler dans ces arcanes de la finance, c’est affronter le monstre. Ses puissances maléfiques. La douceur, le secret, avec lesquels s’accomplissent les actions de plateau semblent tenir à une discrétion, à ne rien provoquer. Surtout pas de l’émotionnel, pas sur ce sujet.

Mais rendre sensible l’inquiétante étrangeté de notre monde sous cet angle.

Son angoisse nerveuse, son obsession à faire l’autruche. Sa débandade. Sa crissante ironie. Une petite danse folklorique grecque ouvre la pièce et la ferme, avec à la fin, quelques notes de musique locale. Les acteurs se tiennent en une chaine humaine, mais c’est comme si cette chaine humaine n’était plus qu’un folklore traditionnel perdu.
J’ai pensé aux légendes où voir son double annonce sa mort ; à l’homme sans ombre de Chamisso. 15% déplie ce processus qui fait que des produits synthétiques sont les doubles dans les miroirs de produits réels – il y a un miroir sur le plateau, suspendu-, et, de fait duplique le réel (l’espace, le temps) sous forme d’avatars. Aux clones que certains esprits fous espèrent un jour créer. La financiarisation du monde c’est la conséquence du fait que les humains se sentent étrangers à leur planète, à leur vie, mais à leur insu, et qu’ils en sentent un ressentiment inconscient contre la Terre. Qui peut encore sentir la terre ? Ressentiment de se sentir étrangers, ressentiment contre tous les étrangers. Folie égocentrique à vouloir être les premiers, les créateurs, les originaires. Le monde monstrueux actuel n’est que l’expression de cette impuissance à se supporter autres, au temps comme à l’espace et de cette volonté forcenée de créer un monde parallèle, futuriste, où, pourquoi pas, éradiquer la mort ? Un monde où on serait dedans (pensée ici pour la sphérologie de Sloterdjik). Pour un spectateur, se sentir extérieur à ce qu’il ne comprend pas, à ce qui ne parle pas son langage quotidien, peut aussi être mal supporté. Bruno Meyssat est un des derniers à réussir à sortir des gens de sa salle. Le théâtre de Bruno Meyssat nous met en face d’une autre face du temps et de l’espace, d’un autre langage. C’est sa manière de nous amener à trouver avec le monde financier non pas un rapport dénonciateur (absurde puisqu’impuissant) mais de percevoir en quoi le langage virtuel, calculateur, de ce monde s’appuie sur nos travers, sur notre souffrance à se sentir abandonné et extérieur à la Terre, à ce qui nous est tout autre et qui attend de nous que nous sachions entrer en relation, non pas logique, mais en relation poétique. Et sous cet angle, ce qu’on voit dans 15%, c’est en effet une manière de relier les actions entre elle, de nous faire passer d’un mouvement à une image, d’une saynètes à un plan rapproché, qui rappelle que la pensée n’est jamais discursive. Jamais. Mais poétique, qu’elle progresse non selon des chevilles logiques mais des clefs de voûte sensitives, fondées sur l’image et le ressenti.

Mari-Mai Corbel