2004 / Revue Mouvement

Janvier – Février 2004

propos recueillis par Bruno Tackels

L’exercice de l’ombre


Avec sa compagnie Théâtres du Shaman, Bruno Meyssat poursuit une recherche qui déplace le statut du texte et interroge le jeu de l’acteur. Aux Subsistances à Lyon et au Centre chorégraphique de Montpellier, il déjoue le rythme naturel de la production pour faire advenir le « fantôme » de l’inconscient.

Les Théâtres d’art du XXe siècle n’ont cessé de promettre le renouveau du texte, sa mise en crise ou en question – quittant dès lors son statu quo de pivot ou de pièce maitresse de l’échiquier théâtral. Force est de constater qu’il reste extrêmement dominant dans la plupart des expériences théâtrales.
Même constat pour le jeu de l’acteur. Bruno Meyssat fait partie de ces quelques metteurs en scène qui creusent, observent, déplacent et altèrent singulièrement la place du texte et le jeu de l’acteur sur la scène. Ni théâtre d’image, ni théâtre musical, encore moins mime ou pantomime, l’univers de Bruno Meyssat est purement théâtral, il cherche à en comprendre les racines profondes.

Très sensiblement transformé par la rencontre-choc avec les spectacles de Bob Wilson et Pina Baush, Bruno Meyssat se met en route sur des terres théâtrales non frayées. Sans se laisser guider (dicter) par le texte, la compagnie Théâtres du Shaman explore les zones troubles de la mythologie, des rites et des gestes ancestraux. Loin d’être imaginaire, cette quête s’inscrit dans de nombreux voyages, traversées de pays qui deviennent autant de nouvelles matières textuelles à déchiffrer – Mali, Egypte, Pérou, un jour peut-être le Japon. Avec au retour des propositions scéniques qui ressemblent à des « carnets de route » (comme ceux du Mali, présentés à la scène nationale d’Annecy). C’est à chaque fois le monde des origines qui se trouve questionné et éclairé – le monde des campagnes recouvert par l’urbanité mondiale. Comme si le monde des autres avait la force de réveiller l’attention, et d’aiguiser le regard qui risque de s’user s’il reste trop sur place.

Cette attention du monde rural a conduit Bruno Meyssat à s’intéresser à la foudre, phénomène mystérieux, éminemment théâtral dans l’étrangeté de ses effets. A l’origine, il est parti d’un texte de Camille Flammarion qui recense et étudie des cas de victimes de la foudre, texte qui, comme souvent dans le processus de travail de Bruno Meyssat, fait « l’effet d’une piqure d’acupuncture, une incitation à entreprendre un voyage ».
B. T.

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Le travail que vous menez depuis vingt ans est aux antipodes de la production dominante. On a le sentiment que votre pratique des voyages a poussé à imaginer d’autres manières de travailler en France.

Bruno Meyssat : Je n’ai jamais su organiser mon travail selon les normes majoritaires en vigueur. Pour me mettre au défi de ne pas me cantonner à refaire chaque année ce que je sais faire, en osant faire des choses que je ne sais pas faire mais que moi seul peut faire, puisque je travaille « ma » langue, il était absolument nécessaire que je m’organise, que je trouve l’outil qui s’adapte à ces exigences de travail. Et je me suis rendu compte qu’il y a des choses que je ne peux faire qu’en organisant le travail différemment. Dans les théâtres qui existent, je peux travailler, sans doute, mais je ne peux y creuser résolument les voies obscures de ma recherche. Toutefois, récemment c’est avec Salvador Garcia à la scène nationale Bonlieu/Annecy que j’ai pu renouer avec des approches du travail, regarder à nouveau ce que j’avais à entreprendre, à oser de fait.

Quelles formes peut prendre cette organisation ?

L’enjeu est de créer un outil qui permette d’enclencher le début des travaux. A l’arrière de notre maison d’habitation, on a aménagé un plateau de cent trente mètres carrés qui me permet, dans une totale autonomie, de réaliser des objets en maîtrisant toutes les règles, les horaires, la fréquence, la nature du travail, l’organisation, l’intendance. L’enjeu était aussi de ménager des temps qui ne soient pas voués à devenir immédiatement des spectacles.
Aujourd’hui, je me sens poussé par une sorte de devoir de formulation théorique. Quand on répète dans un cadre de production habituel, on rêve souvent de prendre des jours pour travailler à perte, pour chercher dans des zones qui ne sont pas forcément immédiatement exploitables. Il est très rare qu’on le fasse vraiment, parce que toutes les franges du travail se retournent très vite vers la production, et sont sommées d’être utiles pour être prêts le jour de la première. D’où l’idée de renverser la priorité, de faire de ces temps de recherche le centre, le corps même du travail. Avec l’idée que ces expérimentations ne se fassent pas avec des novices, mais avec un collectif d’acteurs expérimentés que j’aurais choisis.
On a déjà mis en place un cycle de 4 semaines, avec un collectif de 18 acteurs, en travaillant des exercices dont je leur ai tendu l’enjeu, et qu’ils ont ensuite développés, ramifiés et éprouvé dans des circonstances différentes (longue durée, courte durée, intérieur, extérieur).
Mais il ne s’agit pas d’une pratique de formation, il s’agit plutôt d’immerger des acteurs chevronnés dans un champ d’expériences inédites. Ce dispositif, qui part essentiellement du corps, leur permet d’ouvrir des portes intimes, qui restent en général fermées – même s’ils ont bien envie de les ouvrir. Cette porte personnelle s’ouvre d’autant plus facilement que je ne les sollicite pas par un texte, mais par un dévoilement du corps. La chose qui me passionne le plus chez l’acteur, c’est d’enquêter sur les échanges complexes qui s’exercent entre le champ de conscience de surface et le champ mobile souterrain de la conscience qui n’apparaît pas, un champ souvent très bruyant, extrêmement riche, qui sollicite beaucoup. J’essaie d’amener l’acteur à prendre conscience d’aller voir avec lui dans le « bloc central », cet endroit qui fournit la force, le souffle qui fait tenir debout, et qui empêche qu’on fabrique des choses mortes.
Cela suppose de défaire certaines résistances. On pourrait presque dire qu’en plongeant dans ces zones, on y rencontre son ombre, des pans de soi-même qu’on refuse de voir. Ces rencontres avec le « fantôme » sont fructueuses si elles se pacifient. Le fantôme sait faire des choses… C’est compliqué à dire. D’où le recours à la psychanalyse, qui m’aide beaucoup à travailler ce plan caché de l’acteur. Mais c’est valable pour n’importe quel individu. J’aimerai beaucoup travailler avec des professionnels qui connaissent le stress dans leur métier, les professions de santé, les pompiers, des gens qui côtoient la peur, le danger et la mort, ou qui vivent avec elle. Ce type de pratiques me permet de continuer à réfléchir à une question qui reste pour moi un réel mystère : qu’est-ce que je fais en répétition ? Je peux bien sûr décrire comment je fais mais je ne sais pas exactement qualifier avec précision ce qu’est le travail de l’acteur, ce que provoque ma demande sur lui, quel travail il m’invite à faire en le regardant improviser et quand je remodèle ce matériel en montage quel type de travail je demande au public. Dans toute cette chaîne, l’inconscient joue un rôle important. Toutes ces questions, j’éprouve le besoin de les poser avec des acteurs très différents, y compris avec des danseurs. C’est ce que je vais engager avec des danseurs de Mathilde Monnier l’année prochaine.

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Toutes ces réflexions vont pouvoir s’adosser à une nouvelle aventure au sein des Subsistances, à Lyon.

Le projet engagé aux Subsistances va me permettre d’être lié à une maison qui a l’idée « d’art et essai » en son cœur, avec une curiosité intellectuelle toujours à vif. Guy Walter, le nouveau directeur, partage ce souci de questionner toutes ces zones qui ne le sont pas dans le rythme naturel de la production. Je vais engager un chantier sur la violence et la cruauté, qui sera comme une suite éditoriale de ce qui s’est inventé à la Villa Gillet, qu’il dirigeait jusqu’à présent.

Propos recueillis par Bruno Tackels

Partir en improvisation

« Je crois que notre travail sur un plateau n’est pas l’activité principale. Elle en recouvre une autre. Nous faisons beaucoup d’efforts pour inciter le pays profond qui nous habite à apparaître. Au lieu d’attendre, nous partons en improvisation, je vous incite à agir, nous bougeons des objets, nous éclairons pour y voir, nous sonorisons pour être prêts quand quelque chose passera par nous »
Bruno Meyssat, 28 octobre 2003

« Ce qui empêche un acteur de travailler et de faire une seule chose à la fois, ce sont la plupart du temps ses « fantômes », ce qu’on peut aussi nommer son ombre. Nous tentons d’inciter l’acteur à se tenir face à eux, ne serait-ce que quelques instants pour expérimenter la situation. Côtoyer son ombre, c’est pour chacun, entrer en contact (direct – indirect) avec le lieu de sa plus grande inspiration. C’est l’endroit le plus redouté car il ne se contrôle pas ; c’est le lieu le plus fécond, car c’est là que se relient les choses en profondeur. De cette présence occulte nous ne recueillons que des conflits si nous fermons notre sensibilité à ses manifestations.
Des exercices permettent d’interrompre et d’ouvrir le flux de pensée conscient de l’acteur afin de laisser sa part subliminale faire effraction dans ses actions et ses propos. Cette rencontre est importante en elle-même, car elle permet à l’acteur de travailler toutes les « épaisseurs de l’instant ». Elle lui demande aussi de trouver le chemin du relâchement et de la disponibilité adaptés. C’est un travail sur le temps. Le présent requis par le plateau est un état qui croise probablement le non-temps de l’inconscient. Si celui-ci est accueilli, il amplifie le travail de toutes les harmoniques dont il étoffe déjà le présent en permanence. La réponse de l’acteur est alors un acte aussi complexe qu’un acte de la vie. C’est un acte avec son ombre.

Bruno Meyssat, extrait d’un projet de collaboration avec les Ursulines – Centre chorégraphique national de Montpellier, 2004

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