Salutaires décalages Horaires

Impressions éparses de travaux à l’étranger

Bruno Meyssat / Théâtres du Shaman – Frangocastelo, Juillet 1996

Toute vue de choses qui n’est pas étrange est fausse. Si quelque chose est réelle, elle ne peut que perdre de sa réalité en devenant familière. Méditer en philosophe, c’est revenir du familier à l’étrange, et dans l’étrange, affronter le réel.
Valéry – Choses tues

Nomades et sédentaires

Parler de ce que représente notre activité à l’étranger n’est pas aisé. Du fait de son caractère nécessaire, de son importance, elle vous oblige à regarder de près notre travail en général. Vouloir partir dans un autre pays pour y exercer son activité parle de la relation qu’on entretient avec son propre lieu. Je devine que mon engagement vers des pays où on ne parle pas ma langue, où on vit différemment, désigne mon besoin de quitter sans cesse ce qui viendrait, vient toujours à se figer dans un travail (même si une pérennité parfois nécessaire s’honore quelquefois d’une installation réussie, dans une institution). Ce qui me motive beaucoup dans la pratique théâtrale est de fuir ce qui peut ressembler de près ou de loin à un emploi où ce qui se répète prime sur ce qui change. En un mot, l’instabilité et le nomadisme m’intéressent, semblent me correspondre pour peu qu’ils réunissent les conditions nécessaires à l’éclosion d’une recherche. Le nomade sait aussi rester un peu pour déposer et réaliser.

Le voyage, pour ceux qui s’y consacrent, est un moment particulièrement propice à la distance, celle qui permet de voir ce qui est notre lot, d’observer notre activité “de dos”, comme si on n’était plus là. Je rapprocherais le séjour et le travail à l’étranger de l’état du songe tel qu’en parle August Strindberg dans “Seul” : “ […] mon intérieur se reflète dans mes rêves et c’est pourquoi je peux les utiliser comme je me sers d’une glace pour me raser, pour voir ce que je fais et éviter de me couper”. Ce besoin de jaillir hors de l’habitacle courant procède d’une sensation qui ne doit jamais nous quitter la façon que nous avons de faire du théâtre (et de continuer d’une certaine manière le geste de ceux qui nous ont précédé) est un fait de conjoncture ; c’est une des manières possibles, parmi d’autres. Cette sensation de passage, “cette prise de panorama”, que procure tout éloignement, invitent à considérer notre situation en France comme temporaire certes, mais surtout, douée d’un moindre dynamisme qu’on ne le pense. Une flaque d’eau peut être une mer agitée pour le têtard, pour la vache, c’est un possible miroir. On sait que l’académisme est toujours une attitude, une posture que le temps qui passe révèle ; par contre, quand on baigne dans l’époque, la lucidité est moins aisée. On peut se méprendre sur telle façon de fabriquer le théâtre que l’on croit aujourd’hui vivace ou “contemporaine” (mot singulier qui veut tenter de dire pour ceux qui en ont plein la bouche : vivant ).

L’Art de la question, confrontation avec l’étranger nous ramène bien souvent à examiner de nouveau les propositions que nous tend la Tradition. Les questions anciennes que posent le fait de la représentation y sont souvent reposées et méditées une nouvelle fois. Il semble qu’à cette occasion on refasse plus fréquemment le parcours utile, entre tous, des réflexions ayant trait aux fondements du théâtre. La fréquentation de nos collègues étrangers et de leurs travaux nous édifient par l’originalité, la singularité de leurs utopies, de leurs réussites, de leurs ratages, de leurs énergies. C’est en observant la politique des pays étrangers qu’on mène souvent la réflexion la plus juste sur le fonctionnement de ses propres institutions. Celui qui sort de la maison voit la maison en entier et y entre de nouveau, enrichi. Le devoir des Compagnons de France n’est-il pas de voyager, d’aller pratiquer et s’instruire ailleurs ? Le voyage doit l’édifier par l’abondance des contacts humains sur l’enseignement traditionnel qu’il a reçu et dont il défend pourtant le bien fondé. Celui qui reste, aiguise lui, sa pratique par la confrontation avec ce qui l’entoure. Pourtant, la géographie connue des rapports de travail, de pouvoir et d’influence prennent parfois le pas sur ce qui pourtant devrait être un parcours où l’adversité première et souhaitée est l’inconnu et l’expérimentation. On peut même ajouter que la précarité a la vertu de faire connaître les vrais besoins, et parfois, cette connaissance est un bienfait.

Que m’importe ce qui n’importe qu’à moi ?
Malraux – Antimémoires

L’effort de répondre

A l’étranger s’aiguisent aussi les questions que l’on se pose sur son propre travail, sur les réponses personnelles que l’on a formulées face aux difficultés rencontrées en chemin. Chacun devine que pour transmettre sa pratique à celui ou à celle qui se “tient loin de vous”, il est indispensable de faire un point en soi-même et d’avoir une idée claire des choses que l’on défend et des choix que l’on a faits. Dans ces conditions, lors d’un stage par exemple, les questions que l’on vous adresse sont parfois claires, quelquefois obscures ou en cours de formulation. Elles sont néanmoins fondamentales bien souvent et portent – par inadvertance ? – le doigt où le débat est le plus vif et les enjeux les plus importants (là où aussi les réponses toutes faites n’existent pas).

C’est comme si notre activité, notre vie même étaient examinées et tombaient sous le “pourquoi” ou le “comment” d’un enfant ou d’un vieillard. C’est un travail d’accepter ce coup de vent si soudain qui vient faire siffler tout l’édifice, de se tenir prêt à être observé, alors que l’on est désorienté, fragilisé par la situation, tendu parfois par le fait même de comprendre la question que l’on vous adresse. Une contestation sourde peut remettre en cause des choses auxquelles on croit et qu’on veut expliciter et défendre en toute probité. A ces questions là, dans le contexte linguistique parfois délicat (par l’usage d’une tierce langue) nous sommes mis en demeure d’apporter des réponses simples (non simplifiées) et authentiques, c’est-à-dire opératoires, elles-mêmes source d’actions.

La traduction crée toujours un bruit dans la communication, il convient d’anticiper cet obstacle. Ressentir honnêtement ce qui se passe en soi à ce moment là, et ne point fausser sa vérité, en un mot, repenser et revivre le chemin que l’on croit toujours connu depuis longtemps, tout cela est une édification personnelle bien supérieure à bon nombre de rencontres avec des journalistes ou des programmateurs en France où si souvent les réelles questions de travail ne sont point abordées et deviennent parfois subsidiaires de celles liées à la production et à la communication des dits-projets. Établir un réel dialogue à l’étranger passe de même par l’évaluation de nos situations respectives, ce qui revient encore à saisir ce qu’il y a de circonstanciel et d’éphémère dans nos conceptions théâtrales

Des observatoires privilégiés

Le type de stage que je suis amené à proposer intensifie, je pense, l’intérêt de la confrontation du fait de l’engagement personnel que nous demandons aux collègues acteurs que nous rencontrons. Leur onirisme, leur imaginaire, leurs hantises sont convoqués dans nos échanges. C’est un privilège que d’échanger ce que l’on croit important avec “un prochain très loin” qui lui aussi souhaite comprendre et s’abandonne. La gratuité de l’échange, dans le sens où elle n’est pas suivie par un possible engagement, une production etc…. est une chose très importante. Montrer un spectacle à l’étranger engendre des situations édifiantes. Là, le contact est bref, soudain, de sensibilité à sensibilité. Nos séances, sans texte, ni repères culturels identifiables sont comme des portes ouvertes sur un paysage que nous aurions à moitié colorié. Le spectateur termine l’acte et par cela même le définit dans une façon souvent inattendue comme nous pouvons le constater lors d’échanges (toujours souhaitables) après la représentation . On part souvent parce que rester n’encourage pas à poser les bonnes questions, les premières.

Bruno Meyssat
Frangocastelo, Juillet 96

Post-Scriptum

La forêt est-elle toujours là ? La forêt était encore relativement là. Mais à peine mon regard se fut-il porté à dix pas que j’abandonnais la partie, repris une fois de plus par la conversation fastidieuse.
Kafka – Journal

Vous saviez ! Il est temps de se dépêcher. D’ici à peu l’Orient n’existera plus […] J’ai vu passer des harems dans des bateaux à vapeur.
Flaubert – Correspondances

Un jour, un citadin baisse la vitre de sa voiture et aborde un paysan dans un champ : – Qu’est ce que c’est que cette plante ? – Du blé, répond le paysan – A quoi cela sert-il donc ? – A faire le pain, pardi ! A cela, le citadin répond, étonné : – Mais à quoi bon, du pain chez vous, il y en a dans toutes les boulangeries !